dimanche 26 février 2012

Une ancienne cadre supérieure de France Télécom fait reconnaître son «harcèlement moral» par la justice

Une ancienne cadre supérieure de France Télécom fait reconnaître son «harcèlement moral» par la justice


Médiapart - 26 février 2012 | Par Mathieu Magnaudeix


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Renée L. a enfin obtenu gain de cause. Cette ancienne cadre de France Télécom avait entamé sa première procédure aux prud'hommes en 2000, afin de faire reconnaître qu'elle avait été victime de “harcèlement moral” de la part de deux anciens supérieurs hiérarchiques. Déboutée en 2006, Renée L., 62 ans, a vu sa persévérance récompensée. Le 20 octobre 2011, après douze ans de procédures, la chambre sociale de la cour d'appel de Paris a condamné non pas les deux dirigeants mais l'entreprise à verser près de 170 000 euros d'indemnités à son ancienne salariée, selon le jugement dont Mediapart a eu connaissance.


Les juges ont estimé que Renée L. a bien été victime de «harcèlement moral» au cours des années quatre-vingt-dix et que la rupture de son contrat de travail en 2000, dénué de «cause réelle et sérieuse», est «imputable à la société France Télécom». L'entreprise ne s'étant pas pourvue en cassation, le jugement est considéré comme définitif. «Nous ne ferons pas de pourvoi en cassation sur cette triste affaire qui date de plus de quinze ans», confirme un porte-parole d'Orange.


A la suite d'une plainte au pénal des syndicats contre France Télécom pour “harcèlement moral” et “mise en danger de la vie d'autrui”, deux juges d'instruction enquêtent depuis plusieurs mois sur une cinquantaine de suicides récents, dont certains très médiatisés, qui ont endeuillé l'entreprise depuis 2008, révélant l'ampleur de la souffrance au travail et de la crise sociale dans l'entreprise.



Mais en attendant un éventuel procès pénal, impliquant peut-être d'anciens dirigeants, les jugements qui reconnaissent le “harcèlement moral” à France Télécom ne sont pas si fréquents. Depuis le début des années 2000, de nombreux cadres ont certes témoigné face caméra sur la souffrance au travail à France Télécom, mais peu ont obtenu gain de cause devant les tribunaux. En 2010, France Télécom avait toutefois été condamné par la cour d'appel de Paris à verser 400 000 euros à un ex-haut cadre de l'entreprise pour “harcèlement moral”.



Concernant Renée L., les faits remontent à plus de douze ans. Une affaire qui rappelle qu'avant les graves dérives managériales observées sous le règne de l'ancien PDG, Didier Lombard, France Télécom a eu recours dès les années quatre-vingt-dix à des méthodes de management brutales pour réduire ses sureffectifs de fonctionnaires. «Il s'agit d'une affaire assez emblématique de l'effet des restructurations qui ont eu cours à France Télécom dès cette époque», analyse le journaliste Dominique Decèze, auteur en 2004 de La Machine à broyer, un des premiers ouvrages à avoir souligné le mal-être au travail grandissant chez France Télécom, bien avant la série médiatisée de suicides. «A l'époque, les transformations technologiques s'accompagnent d'une évolution radicale des méthodes de management, extrêmement délétère pour les personnels. Elle concerne aussi bien le réparateur de ligne PTT qui se retrouve soudain dans un call-center à répondre aux sollicitations des clients que des cadres supérieurs qui ont fait toute leur carrière avec une certaine idée du service public dans l'administration des télécoms et se retrouvent très malmenés dans la nouvelle organisation.»




Dès la fin des années quatre-vingt-dix, des ergonomes et des médecins du travail avaient alerté sur la souffrance au travail grandissante dans l'entreprise. «Dès cette époque, il était possible d'apprécier quantitativement et qualitativement la souffrance des personnels. Les arrêts maladie explosaient, les personnels n'allaient pas bien», poursuit Dominique Decèze.



Raser les murs

Assise dans son salon d'un appartement de la proche banlieue ouest de Paris, Renée L. (qui n'a pas souhaité que son nom de famille soit publié) raconte son histoire. Le récit est précis, les faits étayés par des documents et des photos. Mais dès qu'elle fouille dans ses dossiers à la recherche d'un papier, elle est saisie par la panique. «J'ai encore du mal à rester sereine quand je parle de tout ça.»



Pour Renée, les ennuis ont commencé au milieu des années quatre-vingt-dix. En 1990, l'ancienne administration des télécoms est devenue une entreprise publique. Elle sera transformée en société anonyme en 1996, avant d'être cotée en bourse l'année suivante, sous le gouvernement de gauche de Lionel Jospin. Au cours des années suivantes, l'Etat se désengage progressivement. Aujourd'hui, il ne détient plus que 27 % du capital.



Renée, fonctionnaire entrée aux PTT comme traductrice en 1979, avait jusque-là gravi tous les échelons de l'administration des télécoms. Au début des années quatre-vingt-dix, elle intègre la Direction du développement international comme responsable presse, relations publiques et mécénat. Elle vit comme bien des salariés la privatisation progressive de l'entreprise. En 1993, on lui propose de devenir un agent du privé, avec une rémunération variable en fonction de ses performances et des résultats de France Télécom. Le choix étant optionnel, Renée décide de rester dans le giron de la fonction publique. Cette décision, dit-elle, coïncide avec le début de ses problèmes au travail.



Les brimades se succèdent. Dès mars 1994, Renée consulte un psychiatre qui relie ses troubles à un «contexte de travail décrit comme particulièrement éprouvant». En 1995, elle passe au bureau en rentrant de vacances : sa clé ne marche plus, son bureau a été déménagé dans une pièce attenante, les dossiers sont jetés dans des caisses en plastique. «Ça m'a rendu malade, j'ai craqué.» S'ensuit un congé longue maladie d'un an.



La fin de sa carrière à France Télécom sera chaotique. En 1997, elle est officiellement en congé thérapeutique mais reste en réalité à son domicile : France Télécom ne lui a donné aucune affectation. Début 1998, elle réintègre la direction du développement international, accepte même d'adopter le statut de droit privé. Elle déchante vite : dans le nouvel organigramme, elle est rétrogradée à l'échelon le plus bas, «au même niveau que les chauffeurs de service», mentionnent les juges, qui y voient la preuve d'une «mise à l'écart et d'un dénigrement des compétences». «J'étais habituée à parler avec les dirigeants et voilà que je me retrouvais au fin fond de l'organigramme», dit-elle.



Quelques semaines plus tard, la direction quitte les locaux de Montrouge pour rejoindre le quartier parisien de Montparnasse. Renée L., au contraire de ses collègues, n'est pas du déménagement. Ni badge ni bureau pour elle dans les nouveaux locaux. Toute la direction de l'international a déménagé, sauf Renée, qui reste une semaine dans le bâtiment vidé de ses occupants, sans électricité ni climatisation. Devant les juges, l'employé chargé du déménagement a affirmé qu'il avait reçu l'ordre du secrétaire général de la direction, Alain M., de ne pas la déménager.



Finalement, Renée est installée dans un bâtiment France Télécom à Arcueil (Val-de-Marne). Les locaux sont presque vides. «J'étais isolée, toute seule au 6e étage, du matin au soir. Dans les couloirs, il n'y avait pas de lumière, je rasais les murs.» En juin 2000, Renée, qui n'a plus aucune mission, prend acte de la rupture de son contrat de travail. Elle lance une procédure aux prud'hommes à l'encontre de deux supérieurs hiérarchiques, dont le directeur de la division, pour faire reconnaître le harcèlement moral.



En 2006, un premier jugement la déboute. Six ans et une grave crise sociale chez Orange France Télécom plus tard, qui a mis en lumière les graves dérives managériales de l'opérateur télécom, le harcèlement moral est enfin reconnu. «Les faits (...) établissent tant isolément que pris ensemble des actes constitutifs de harcèlement, estiment les juges. (...) Le harcèlement moral à l'encontre de la salariée étant établi, la rupture du contrat de travail est imputable à la société France Télécom.»



Ses supérieurs hiérarchiques ne sont pas poursuivis. Renée aurait souhaité qu'ils rendent des comptes, mais elle ne se pourvoira pas en cassation. «J'en ai marre», dit-elle. Aujourd'hui, elle se sent à la fois «soulagée» et amère : «Cette histoire, c'est tout de même un énorme gâchis, dit-elle. Cet argent ne compensera jamais une carrière ruinée, les problèmes de santé, la précarité dans laquelle j'ai vécu pendant des années et les conséquences sur ma vie privée.»




Du côté de France Télécom, un porte-parole affirme que ce genre d'affaire appartient au passé. «Notre groupe a vécu une mutation profonde qui s'est traduit par la crise sociale de 2009. Depuis, nous avons fait évoluer le modèle de l'entreprise : son organisation, sa culture managériale, ses relations sociales.»




Sollicité par Mediapart, Jean-Paul Teissonnière, l'avocat des syndicats de France Télécom dans la plainte au pénal contre l'entreprise et ses anciens dirigeants, salue lui une «décision sans doute importante», qui «reconnaît le cadre organisationnel du harcèlement» à France Télécom et «rappelle que ce que nous avons décrit dans notre plainte existait depuis longtemps».

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