mercredi 12 août 2009

Ma Poste en pleine privatisation

Ma poste, c’était toujours une ambiance affairée, un peu tendue, du papier, des tampons, des cahiers pour émarger, des classeurs aux bords fatigués pour ranger les timbres, des lettres dans des casiers, des cartons, des colis qui débordaient des armoires et s’empilaient même sur le dessus. Des gens qui vaquaient au fond, doublement protégés par le rang de guichets et la grosse vitre anti-effraction, antiballes, anticontacts, un hygiaphone ça s’appelle. Bref, ça respirait le travail.
On a assisté à des évolutions au fil des années, en douceur, de façon quasiment imperceptible. Il y a d’abord eu les guichets polyvalents devant lesquels on s’agglutinait, en calculant le nombre de personnes devant soi et en se retrouvant toujours dans la mauvaise file, coincé par un monsieur ou une dame «qui avait des problèmes». Puis la file unique. Une merveille. On pouvait surveiller le travail des agents du front office et faire une discrète pression, tendre l’oreille à la moindre altercation. En cas de conflit, chacun devenait un acteur jouant un rôle convenu : le client râleur qui menace de faire un scandale, la dame fermement arrimée à son règlement, l’intervention du chef ou de la chef derrière la vitre anti-… pour ramener le calme et l’ordre du service public au milieu des commentaires des clients spectateurs.
On s’est habitué aux automates. L’injonction était simple : faites vous-même le travail, cela ira plus vite et vous évitera tout contact désagréable. On a docilement appris à s’en servir. Et si malgré tout il y avait de l’attente, on ne pouvait s’en prendre qu’à nous-mêmes, surtout pas au fonctionnement de la Poste.
Un jour, ma poste ferme pour travaux. Quel coup ! Puis elle rouvre et là, c’est le choc ! Elle a complètement changé. Il n’y a plus de guichet ! Plus de front office et de back office, mais un bel espace blanc. Le bureau de poste n’a plus rien à cacher. On ne voit plus de lettres, de colis ou de paquets qui débordent des armoires, est-ce qu’ils les ont toujours ? On s’inquiète un peu. Voilà une façon élégante de tordre le cou à la mauvaise réputation des fonctionnaires planqués derrière leur bureau. Fini les stéréotypes, en route vers un nouveau service public ?
Mais où sont passés les employés ? Pas derrière les guichets, puisqu’il n’y en a plus. Ils sont remplacés par des comptoirs qui se fondent dans le décor. On ne les voit pas. On les compte, on recommence, trois seulement plus celui de l’accueil. «Avant il y en avait cinq, mais jamais simultanément en fonctionnement, donc il y en a le même nombre», dit le monsieur de l’accueil. Bon d’accord. Pourtant est-ce bien sûr ? On tente de se rappeler, on ne se souvient plus. Leur disposition est bizarre. On comprend qu’il ne fallait surtout pas reconstituer l’idée d’une file de guichets, mais tout de même. Il faut les chercher. Ils sont quasiment invisibles.
La nouveauté, c’est cette banque d’accueil bizarrement située. S’il est logique qu’elle se trouve vers l’entrée du bureau, on s’étonne tout de même qu’elle trône au milieu des présentoirs et dans l’axe du guichet principal. Elle gêne quelque part.
Mais enfin, c’est un accueil avec un monsieur qu’on identifie difficilement parce qu’il ne se tient pas forcément derrière son comptoir. Il faut dire que ce dernier est particulièrement inconfortable. La foule l’entoure, le cerne, on voit ses affaires sur la table. On pourrait les prendre si on voulait. Il n’empêche, on se sent accueilli : on vous parle, on vous sourit, on vous demande : «Vous venez pour quoi ?» Une sorte de bienvenue à bord, avec un agent d’accueil-steward qui veille sur votre sécurité et votre confort. Aller à la poste, c’est partir en voyage. On embarque. C’est peut-être cela la vraie révolution, les agents vous parlent et vous sourient avant que vous n’arriviez face à eux. Ils n’ont plus l’air de travailler, ils s’intéressent à vous : «Déposer de l’argent, c’est ici», «Un colis ? C’est là.» Les automates sont discrètement relégués dans un coin. On note aussi l’absence de démarcation franche entre le guichet et le public, entre les présentoirs d’objets divers à vendre et les services de la Poste. Une ambiance enjouée, lumineuse. Ça ressemble à un magasin, on se balade librement, on fait ses emplettes et accessoirement, on expédie un pli. Qui dit magasin dit clients. Au passage, les usagers ont disparu. Par contre, tout le monde bouge, les agents comme le public. Et puis, il y a la télévision. Elle diffuse des images sur la planète et l’épuisement de ses ressources. Malgré cela, l’atmosphère reste légère. Le monsieur de l’accueil prête son tabouret à roulettes à une dame âgée. On ne serait pas étonné s’il lui servait un rafraîchissement.
Mais qu’est-ce qu’on vend ? En y regardant de plus près, on se croirait dans une papeterie : enveloppes, crayons, cartes postales, mais aussi des livres. On remarque l’autopromotion permanente des produits postaux, de l’image de la Poste, alors que les services se font discrets. Tout est en libre-service. On pense aux confiseries disposées près des caisses dans les supermarchés, aux sollicitations permanentes de la grande distribution, aux théories sur l’achat impulsif pendant qu’on fait la queue. Et d’ailleurs, où est-elle ? On l’a supprimée, elle aussi : pas de dispositif pour marquer une file, pas de panneau à l’américaine nous demandant de respecter la zone de confidentialité. Comment la Poste a-t-elle décidé de gérer les flux ? En faisant comme s’il n’y en avait pas. Le problème, c’est qu’une file se forme dans le désordre : comme dans les parcs de loisirs ou les centres commerciaux, elle serpente entre les rayonnages. Cela crée une certaine confusion…
Un mot sur les comptoirs. Du beau travail. On est debout, la postière est assise, mais nos regards sont presqu’à la même hauteur. Un meuble élégant, design, pas trop étroit pour ne pas induire une relation trop proche, pas trop large pour éviter une distance glaçante dans la «relation client». Une tablette pour poser son sac à mi-hauteur, qui maintient, mine de rien, le face-à-face à distance raisonnable. Le client voit tout ce qui est sur la table, sauf l’écran, la postière n’a plus aucune intimité. Par contre, pourquoi avoir placé les deux autres comptoirs sur la gauche, en angle droit ? Les deux personnes qui les occupent travaillent collées l’une à l’autre.
La Poste obéit à une logique purement marchande. Nous distraire et nous faire acheter sans y penser. Augmenter le chiffre d’affaires. La privatisation de la Poste a déjà eu lieu. Et que nous dit ce partage de l’espace entre «anciens usagers» et agents ? Nous sommes souriants et attentionnés au milieu de vous, gentils clients, nous ne sommes plus des fonctionnaires horribles, et vous n’êtes plus des usagers difficiles.
( 31/07/2009 . ELISABETH PÉLEGRIN-GENEL architecte, psychologue sur les espaces de travail). (Source: Libération)

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